— ENISORAI, c’était déjà vous, dit Léonova à Hoover. Vous étiez déjà des salauds d’Américains, des impérialistes en train d’essayer d’avaler le monde entier et ses accessoires.

— Ma charmante, dit Hoover, nous autres, Américains d’aujourd’hui nous ne sommes que des Européens déplacés, vos petits cousins en voyage... J’aimerais bien qu’Eléa nous montre un peu la gueule des premiers occupants d’Amérique. Nous n’avons vu que des Gondas, jusqu’à maintenant. A la prochaine séance, nous demanderons à Eléa de nous montrer des Enisors.

Eléa leur montra des Enisors. Elle était allée avec Païkan en voyage à Diédohu, la capitale de l’Enisoraï central, pour la fête du Nuage. Elle en sortit pour eux les images de sa mémoire.

Ils arrivèrent avec Eléa dans un engin longue distance. A l’horizon, une chaîne de montagnes gigantesques escaladait le ciel. Quand ils furent plus près, ils virent que la montagne et la ville ne faisaient qu’un.

Bâtie en énormes blocs de pierre, la ville s’accrochait à la montagne, la recouvrait, la dépassait, prenait appui sur elle pour projeter vers le haut sa lance terminale : le monolithe du Temple, dont le sommet se perdait dans un nuage éternel.

Ils virent les Enisors travailler et se réjouir. Les besoins de la population étaient si considérables et son accroissement si rapide, que, même en ce jour de la fête du Nuage, on ne pouvait s’arrêter de bâtir. Sans arrêt, inlassablement, comme des fourmis, les bâtisseurs agrandissaient la ville, taillaient des rues et des escaliers et des places aux flancs encore vierges de la montagne, édifiaient des remparts, des maisons et des palais. Ils n’utilisaient d’autres outils que leurs mains. Ils portaient sur la poitrine, accrochée à un collier d’or, l’effigie du serpent-flamme, symbole énisor de l’énergie universelle. Ce n’était pas seulement un symbole, mais surtout un transformateur. Il donnait à celui qui le portait le pouvoir de maîtriser très simplement avec ses mains toutes les forces naturelles.

Sur le grand écran, les savants de l’EPI virent les bâtisseurs énisors soulever sans effort des blocs rocheux qui devaient peser des tonnes, les poser les uns sur les autres, les ajuster les uns aux autres, les façonner, les modifier, les entamer du tranchant de la main, les lisser de la paume, comme du mastic. Entre les mains des bâtisseurs, la matière devenait impondérable, malléable, docile. Dès qu’ils cessaient de la toucher, la pierre retrouvait sa dureté et sa masse de pierre.

Les étrangers invités à assister à la fête du Nuage n’étaient pas autorisés à se poser. Leurs engins restaient en station aérienne aux abords de Diédohu. Leurs files courbes étagées composaient dans le ciel les gradins multicolores d’un étrange cirque posé sur le vide.

En face d’eux se dressait le Temple dont la flèche, faite d’un seul bloc de pierre, plus haut que les plus hauts gratte-ciel de l’Amérique contemporaine, enfonçait sa pointe dans le Nuage. Un escalier monumental, taillé dans sa masse, s’inscrivait autour d’elle en spirale. Sur cet escalier, depuis des heures, une foule montait vers le sommet du Temple. Elle montait lentement, avec son propre poids pesant sur ses muscles, alors que partout ailleurs, dans les rues et les escaliers de la ville, les Enisors se déplaçaient avec une aisance et une vitesse qui trahissaient leur maîtrise de la pesanteur. La foule de l’escalier composait, par l’assemblage coloré de ses vêtements, l’effigie du serpent-flamme. La tête du serpent ondulait sur l’escalier, à gauche, à droite, et continuait de monter. Son corps suivait en s’enroulant à pleines marches autour de la Flèche. Il devait se composer de plusieurs centaines de milliers de personnes, peut-être leur nombre dépassait-il le million. Par les baies ouvertes de l’engin entrait la musique qui rythmait les mouvements du serpent. C’était une sorte de lent halètement qui semblait émaner de la montagne et de la ville, et que la foule, celle de la flèche, celle des escaliers et des rues, celle qui montait, celle qui regardait, celle qui travaillait, accompagnait de profonds bruits de gorge, bouche fermée.

Quand la tête du serpent atteignit le nuage, le soleil sombrait derrière la montagne : la tête du serpent entra dans le nuage avec le crépuscule. La nuit tomba en quelques minutes. Des projecteurs, installés dans toute la ville, illuminèrent la Flèche et la foule qui l’étreignait. Le rythme de la musique et du chant s’accélérèrent. Et la Flèche se mit à bouger. A moins que ce ne fût le Nuage. On vit la Flèche s’enfoncer dans le Nuage, ou le Nuage s’enfoncer sur la Flèche, se retirer, recommencer, de plus en plus vite, comme pour un immense accouplement de la Terre et du Ciel.

Le halètement de la musique s’accélérait, augmentait de puissance, frappait les engins stationnés dans le ciel comme des vagues et disloquait leurs alignements. Au sol, tous les travailleurs abandonnaient leur travail. Dans les palais, dans les maisons, dans les rues, sur les places, les hommes s’approchaient des femmes et les femmes des hommes, au hasard, simplement parce qu’ils étaient proches, et sans savoir s’ils étaient beaux ou laids, vieux ou jeunes et qui il était et qui elle était, ils se saisissaient ou s’étreignaient, s’allongeaient sur place, à l’endroit où ils se trouvaient, entraient tous ensemble dans le rythme unique qui secouait la montagne et la ville. La Flèche entra tout entière dans le Nuage, jusqu’à sa base. La montagne craqua, la ville se souleva, libérée de son poids, prête à s’enfoncer dans le ciel jusqu’à l’infini. Le Nuage flamboya, éclata en tonnerres de cataclysmes, puis s’éteignit et se retira. La ville pesa de nouveau sur la Montagne. La Flèche était nue. Il n’y avait plus personne sur le grand escalier de pierre. Tous les couples couchés se désunissaient et se séparaient. Des hommes et des femmes se relevaient, hébétés, et s’éloignaient. D’autres s’endormaient sur place. Pendant quelques instants d’une brièveté suffocante, ils avaient participé tous ensemble au même plaisir cosmique. Chacun d’eux avait été toute la Terre, chacune d’elles le Ciel. Il en était ainsi, une fois par an, dans toutes les villes d’Enisoraï. Pendant le reste des jours et des nuits, les hommes énisors ne s’approchaient pas des femmes.

Les savants de l’EPI interrogèrent Eléa. Qu’était devenue la foule de l’escalier ?

— La Flèche l’a donnée au Nuage, dit Eléa. Le Nuage l’a donnée à l’Energie Universelle. Tous ceux et celles qui la composaient étaient volontaires. Ils avaient été choisis dès leur enfance, soit parce qu’ils présentaient quelque déficience de l’esprit ou du corps, même infime, soit, an contraire, parce qu’ils étaient plus intelligents, plus forts, plus beaux que la moyenne des Enisors. Elevés en fonction de ce sacrifice, ils avaient appris à le désirer de tout leur corps et de tout leur esprit. Ils avaient le droit de s’y soustraire, mais un très petit nombre usait de ce droit. Ainsi, la race énisore se maintenait-elle dans une qualité de niveau constant. Mais ce sacrifice, par contre, ne suffisait pas à compenser la natalité qu’il provoquait. Pendant la fête du Nuage, il était conçu vingt fois plus d’Enisors qu’il n’en périssait sur toutes les Flèches du Continent.

— Mais, dit Hoover, toutes ces bonnes femmes devaient accoucher le même jour !

— Non, dit Eléa, le temps de la grossesse, en Enisoraï, variait d’une à trois saisons selon le désir de la mère et selon son âge. Comme vous l’avez vu, il n’y avait pas de Désignation, donc pas de couples, pas de familles. Les hommes et les femmes vivaient mélangés, en état d’égalité absolue de droits et de devoirs, dans les Palais communs ou dans les maisons individuelles, comme ils le désiraient. Les enfants étaient élevés par l’Etat. Ils ne connaissaient pas leur mère, et bien entendu encore moins leur père.

Bien que l’engin d’Eléa se tînt loin au-dessus de la foule, par sa fenêtre de proximité les savants avaient pu voir en détail un grand nombre de visages d’Enisors. Ils avaient tous les cheveux noirs et lisses, les yeux bridés, les pommettes saillantes, le nez busqué du haut et épaté du bas. Ils étaient incontestablement les ancêtres communs des Mayas, des Aztèques, et des autres Indiens d’Amérique, et peut-être aussi des Japonais, des Chinois et de toutes les races mongoloïdes.

— Les voilà, vos impérialistes ! dit Hoover à Léonova.

Il soupira, puis ajouta :

— J’espère qu’on vous en voudra moins, maintenant, d’avoir quelque peu malmené leurs descendants...

 

La nuit des temps
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